A l’occasion de la commémoration du centenaire du génocide des Arméniens, l’historien Vincent Duclert explique pourquoi « la responsabilité des Puissances est établie ». Entretien.

LE MONDE DES LIVRES | • Mis à jour le | Propos recueillis par Gaïdz Minassian

Dans La France face au génocide des Arméniens, l’historien Vincent Duclert raconte comment la France s’est préoccupée de la tragédie arménienne dès les massacres de 250 000 Arméniens en 1894-1896, grâce à l’intervention d’intellectuels comme Jean Jaurès, Anatole France ou Georges Clemenceau.

Certains pensent, comme ­Robert Badinter ou Pierre Nora, que le génocide des ­Arméniens est étranger à l’histoire de France. Ce livre est-il une réponse que vous leur ­apportez ?

Ce livre est un projet ancien, découlant de mes recherches sur l’affaire Dreyfus. Précédant de quelques années l’engagement dreyfusard, les mêmes intellectuels se mobilisent pour la défense des Arméniens victimes de terribles massacres dans l’Empire ottoman d’Abdülhamid II. J’ai découvert ainsi l’importance de la question arménienne pour la France des droits de l’homme, et j’ai poursuivi l’enquête jusqu’à nos jours, démontrant comment une nation se saisit du devoir d’humanité et situant les responsabilités françaises dans le premier génocide du XXe siècle. En cela, mon livre constitue une réponse, que j’ai voulue alors la plus méthodique et la moins polémique, à cette thèse infondée de la France étrangère au génocide des Arméniens. On verra si Robert Badinter, ou Pierre Nora, modifieront leur jugement au vu de ces travaux. Je l’espère.

La communauté internationale est-elle responsable de ce qui est arrivé aux Arméniens lors de la première guerre ­mondiale ?

La responsabilité des Puissances est établie, même si elle n’a pas le même degré de gravité selon les pays. Alliés de l’Empire ottoman, les Allemands avaient le pouvoir d’arrêter les unionistes au pouvoir à Constantinople dans leur intention criminelle. Ils ont laissé se dérouler le génocide, en connaissance de cause puisque très informés, par leurs officiers, leurs diplomates et leurs missionnaires, de la réalité de l’extermination. Les pays de la Triple Entente en connaissaient aussi la réalité puisque la France, la Grande-Bretagne et la Russie adressent à l’Empire ottoman, le 24 mai 1915, un mois seulement après le déclenchement du génocide à Constantinople, une solennelle déclaration reconnaissant de « nouveaux crimes de la Turquie contre l’humanité et la civilisation » et faisant « savoir publiquement à la Sublime Porte qu’ils en tiendront personnellement responsables desdits crimes tous les membres du gouvernement ottoman ainsi que ceux de ses agents qui se trouveraient impliqués ».

Cependant, ensuite, la lutte contre ces crimes de masse, pour la première fois qualifiés de « crimes contre l’humanité », n’est pas tenue comme un objectif de guerre, de la même manière que la réparation du génocide pour les survivants et la mise en jugement des génocidaires ne sont pas réalisées, contrairement aux promesses. Pire, en 1920, la France renonce à son mandat en Cilicie, qui abritait de nombreux rescapés, ce qui précipite la victoire des nationalistes turcs emmenés par Mustafa Kemal, et la disparition complète, en Asie mineure, non seulement du peuple arménien mais aussi d’une civilisation, éradiquée jusqu’à son histoire, ses églises, ses cimetières… Il y a une dette particulière de la France à l’égard des Arméniens. La reconnaître aujourd’hui, c’est armer les nations devant les génocides futurs et donner raison aux intellectuels qui se sont battus contre la persécution raciale il y a un siècle. Je crois que François Hollande, très actif dans la commémoration, l’a compris.

D’un point de vue scientifique, la recherche a-t-elle fait reculer le négationnisme de l’Etat turc ?

Incontestablement, d’abord parce que l’Etat turc ne peut plus assimiler, sinon en se ridiculisant définitivement, toute la communauté scientifique unanime sur le génocide des Arméniens, aux « lobbies arméniens » et, ensuite, parce que cette recherche scientifique se réalise en Turquie même, par une école historique dissidente mais de plus en plus puissante, qui en assume les risques. De surcroît, le développement de la connaissance porte un processus de reconnaissance par la diffusion de ces savoirs scientifiques et leur acculturation, notamment à l’école. En France, la ministre de l’éducation nationale a rappelé que le génocide des ­Arméniens est au programme de la scolarité obligatoire : pour ­l’enseigner et bien l’enseigner, comme pour tout enseignement d’histoire et de géographie, il est nécessaire de revenir à la connaissance, ce que font les enseignants.

Quelle est la marge de manœuvre de ce courant dissident de l’historiographie turque qui affronte les démons du passé, le négationnisme officiel et l’autoritarisme de ­l’ancien premier ministre et désormais président Erdogan ?

Elle est étroite, comme toute action de portée démocratique en Turquie, qui implique des risques élevés. Pour cette raison, cette dissidence doit être soutenue en dehors de Turquie et dans la société turque, qui découvre progressivement, en son sein, le « fantôme arménien ». La condition de la reconnaissance du génocide des Arméniens par Ankara réside dans la libéralisation du régime et la libération d’une société enfermée dans les dogmes nationalistes (et désormais islamistes) qu’on lui impose. C’est donc un combat global qui démontre le pouvoir de la connaissance face à la raison d’Etat.
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