En 1923, le Traité de Lausanne enterre la question arménienne et pose les jalons du déni du génocide. Aujourd’hui, dans une Arménie épuisée par sa guerre contre l’Azerbaïdjan, le gouvernement amorce un rapprochement avec le voisin turc, au grand dam des descendants de survivants Norik Azatian se lève brusquement de sa chaise. «Non, non, je ne peux pas, parce que…» Ses yeux s’embuent. Certains jours, il peut en parler, d’autres, cela lui est impossible. «Et aujourd’hui c’est vraiment trop difficile», murmure l’ancien directeur d’école à la retraite. Des larmes s’écrasent sur sa joue. Pudiquement, il les essuie du revers de la main, se retourne, le visage vers l’ouest. Vers ergir, le «vieux pays», celui que ses grands-parents ont quitté dans une course contre la mort. Il y a deux ans, Norik Azatian y est allé pour la première fois. Il a retrouvé la maison de ses grands-parents, «collée à la petite église en ruine où traînent des moutons». Désormais, l’émotion lui déchire le ventre, et la douleur du souvenir le condamne au silence, comme ses grands-parents avant lui. Bienvenue en Arménie, bienvenue à Ujan, village fondé par les survivants du génocide arménien il y a 108 ans et niché sur une colline au pied du plus grand sommet du pays, le mont Aragats. Les histoires s’y ressemblent, s’entremêlent et la mémoire n’est qu’une. Celle de fuites éperdues pour la vie, de traversées à pieds de la rivière Araxe, de la perte de proches, d’enfants qui suivront et qui seront nommés après les disparus, de cris dans la nuit. Et puis le silence. Celui des traumatisés.
A Ujan, les survivants sont morts. Alors, leurs enfants les ont enterrés face à l’ouest, l’«Arménie occidentale», située à 30 kilomètres à vol d’oiseau et devenue turque aux termes des traités de Kars, de Moscou et de Lausanne. Mais elle est surtout devenue le lieu d’un impossible retour.
«La gifle» de Lausanne
En Arménie, Lausanne rime avec «cette gifle de plus», «ce bout de papier» et la détermination de «se faire justice soi-même». En 1923, dans la capitale vaudoise, le traité de paix signé entre la Turquie kémaliste et les alliés se termine par une déclaration d’amnistie générale sous forme d’annexe au texte principal: les crimes commis par toutes les parties entre 1914 et 1922 ne seront pas sanctionnés. Tous sont condamnés à oublier. Et en Europe, malgré les revendications de la diaspora, les débats autour d’un potentiel jugement du génocide s’éteignent subitement: la question arménienne est enterrée au forceps. «Mais les crimes contre l’humanité ont-ils réellement une date de péremption?» interroge Ruben Safrastian, historien arménien. Sous le soleil de la mi-journée, le thermomètre s’envole. L’historien crapahute doucement autour de Tsitsernakaberd, le mémorial aux victimes du génocide niché sur une colline qui surplombe la capitale Erevan. A Lausanne, dans la délégation arménienne non officielle emmenée par Boghos Nubar Pacha, il y avait son grand-oncle, le diplomate Arshak Safrastian. Venus faire reconnaître sa cause et défendre les clauses du Traité de Sèvres, les diplomates arméniens n’auront pas voix au chapitre. Impuissants, ils n’ont pu qu’observer les discussions entre les représentants turcs et des alliés au langage aseptisé qui, jusqu’au 17 juillet 1923, date de la dernière réunion, leur ont fait croire à un possible retour: après tout, l’amnistie était donnée aux Arméniens, aussi.
L’œil de Moscou
«Pour nous, la Turquie restera une menace tant qu’elle ne reconnaîtra et ne condamnera pas le génocide», assure le chercheur. A Lausanne, la délégation arménienne n’était composée que de membres de la diaspora. Car dans le Caucase, l’Arménie est devenue soviétique et toute mention du génocide, considérée comme une manifestation nationaliste, est strictement interdite. C’est dans les foyers arméniens, loin de l’œil de Moscou, que les survivants et leurs descendants se transmettent leur histoire en cachette. «Je me souviens de ces gens qui venaient chez nous le week-end et des journaux intimes que tenaient les survivants: mon grand-père écrivait en bleu jusqu’en 1915. Après cette date, tout est écrit à l’encre rouge.» Le grand-père de Ruben Sasfrastian vivait à Constantinople.
Cent ans après la signature du Traité de Lausanne, l’Arménie se débat toujours avec ses frontières. A l’est, il y a l’Azerbaïdjan, qu’elle sépare de son grand frère turc et avec qui elle se dispute la région du Nagorny-Karabakh. Terre gagnée en 1994, puis perdue après 44 jours de guerre il y a deux ans. La défaite, à l’arrière-goût de «traumatisme», et d’«abandon», laisse le moral des Arméniens au plus bas. «Le pays fait aujourd’hui face à des questions existentielles», répète le professeur Sasfrastian. Car dans la mosaïque culturelle et religieuse d’un Caucase devenu une poudrière, beaucoup d’Arméniens se sentent trahis par l’allié russe accusé de ne pas assurer son mandat de maintien de la paix dans le Nagorny-Karabakh. Malgré la présence des troupes de Poutine, les heurts avec Bakou, qui contrôle notamment le couloir de Latchine, seule voie d’accès à l’enclave depuis l’Arménie, menacent de faire dérailler la fragile trêve.
A Ujan, des réfugiés du Karabakh se sont installés dans la maison d’à côté de celle d’Armine et Lavrent, un cousin de Norik Azatian. «Beaucoup de gens se plaignent de leur présence et cela me rend folle, explique Armine. Car nous aussi, étions des réfugiés, nous n’avions pas eu le choix, comme eux. Et lorsque nos ancêtres sont arrivés, ils ont été rejetés des villes, forcés à s’installer dans des villages.» Lavrent, lui, en veut aux Russes «qui tuent en Ukraine, qui essayent de mettre la pression sur une région qui ne leur appartient plus. Sont-ils vraiment chrétiens?»
Les frontières de la discorde
Dans ce pays de 2,8 millions d’habitants, beaucoup sont ceux qui souhaitent prendre leur distance avec le Kremlin, devenu un peu encombrant. Ils se heurtent aux plus réalistes: l’économie arménienne dépend de ses relations avec la Russie dont elle importe plus de 90% de son énergie consommée. Et en échange, Moscou possède sa plus importante base militaire à l’étranger: le numéro 102, près de la ville de Gyumri. «Ils sont tous là», murmure Lavrent. Il ouvre une bouteille de vodka distillée avec les pommes du jardin.
Armine regarde son mari. Sa grand-mère, originaire de Sasun de l’autre côté de la frontière, voulait qu’elle épouse un descendant de survivant. «Si tu épouses quelqu’un d’ici, le jour où nous rentrerons, il ne te laissera pas partir», répétait-elle. Dans le petit cimetière d’Ujan, le corps de la grand-mère d’Armine regarde désormais sa terre natale.
Depuis quelques mois, les descendants de survivants sont en colère. Le gouvernement du premier ministre Nikol Pachinian a ouvert des négociations avec le voisin turc dans le but d’ouvrir deux points de passages sur les 268 kilomètres de frontière commune. Un couloir symbolique: celui que les survivants du génocide ont traversé à la hâte, celui qui fut l’une des rares frontières entre l’OTAN et l’URSS, celui que les Turcs avaient choisi de fermer après la première guerre du Nagorny-Karabakh en 1993 en soutien à l’Azerbaïdjan et qui n’a jamais rouvert depuis.
Sauf une fois, il y a quelques mois. Cinq camions et puis d’autres le lendemain. Le 6 février 2023, des sauveteurs arméniens franchissaient le petit pont de Margara, sur l’Araxe pour venir en aide aux victimes du séisme qui avait mis à genoux le voisin tant redouté. Devant sa petite épicerie à une cinquantaine de mètres du check-point, Iskuhi Beniaminian, 67 ans, a observé toute la scène: cela faisait trente ans que personne n’avait franchi ce pont. Iskuhi a vécu toute sa vie à Margara. Elle se souvient des conducteurs de camions turcs qui venaient chercher du blé en Arménie lorsqu’elle était petite. Par la fenêtre, ils leur lançaient bonbons et chewing-gums. Le premier village turc est à 3 kilomètres.
«Je ne veux pas que cette frontière rouvre, s’exclame la femme courbée par l’âge. Certains Arméniens pensent que ce serait bien pour nous et pour les affaires. Mais notre histoire est si cruelle, ma fille.» Depuis son jardin, elle montre le pont auprès duquel des officiers russes, chargés de la surveillance de cette zone de démarcation si sensible, patrouillent sous le soleil et l’œil des cigognes nichées aux sommets des poteaux frontières. «Nous savons très bien ce qu’il s’est passé il y a cent ans, nous ne pouvons pas le risquer encore aujourd’hui. La situation ne peut pas s’améliorer, mais elle peut être bien pire», murmure de son côté Artak, qui quitte l’épicerie, des pains lavash sous le bras. A Margara, la rénovation du pont a commencé il y a deux semaines et devrait encore durer quelques jours. «Astvats chani», répète Iskuhi près de la petite chapelle qu’elle a installée dans son jardin. «Que Dieu ne laisse pas faire.» Anahit, la belle-fille d’Iskuhi, décroche, elle, un petit portrait au mur: c’est celui de son fils, il est enfin revenu au village après ses deux ans d’armée obligatoire près de la frontière azérie. Ici comme partout en Arménie, on fait peu cas du Traité de Lausanne. Le Nagorny-Karabakh occupe tous les esprits.
«Le Traité de Lausanne? Oh, un ou deux paragraphes dans les livres d’histoire, tout au plus.» Dans le salon de la maison familiale où vivent trois générations à Tavshut, village d’altitude à l’extrême nord du pays, Edgar Sargsian, professeur d’histoire, s’est installé sous les tableaux représentant des églises à l’architecture byzantine. «Lorsque j’enseigne, j’apprends aux enfants où est Lausanne, ce qu’il s’est passé, combien de temps les négociations ont duré. Mais surtout, j’avertis les enfants qu’ils ne peuvent que compter sur eux-mêmes et sur le peuple arménien. Sur personne d’autre.»
Le cri du silence

Ses parents, Samvil et Genya, sont les petits-enfants de survivants du génocide, originaires de la région de Mus. Samvil ne cache pas son amertume envers le gouvernement actuel. L’homme qui appartient à la Fédération révolutionnaire arménienne, un parti nationaliste d’extrême gauche, a fait circuler une pétition dans le village de 300 habitants pour interdire au premier ministre d’y mettre les pieds. «Nous ne pouvons pas être amis avec ceux qui ont voulu nous voir disparaître.» D’un geste las de la main, Edgar montre les montagnes: «Ça, c’est la Turquie». «Vous savez, le pire c’est que nous ne pouvons même pas pardonner. Nous ne pouvons pas pardonner, parce que personne ne nous a demandé pardon.» Dans la chambre de sa fille, Nane, entre les peluches et les dessins d’enfants, une carte est placardée au mur. C’est celle de la victoire de 1994. Lorsque le Nagorny-Karabakh, «Artsakh», comme on l’appelle ici, était arménien. Parce que personne ne le leur a demandé, les Arméniens ne pardonneront pas. Et malgré l’amnistie de Lausanne, ils n’oublieront pas non plus. A Ujan, tous les 24 avril – date retenue pour commémorer le génocide – les villageois mettent le feu à des pneus. Les colonnes noires de fumées qui s’en échappent sont visibles à des kilomètres à la ronde. Pour que le voisin turc soit, lui, condamné à se souvenir.
https://www.letemps.ch/monde/cent-ans-apres-le-traite-de-lausanne-l-impossible-pardon-des-armeniens